Le 8 avril 2024, le décret n°2024-323 a créé un nouveau fichier de police, dénommé ODIINUC, qui pourrait être utilisé pour récolter des données sur des militant·es antinucléaires. Face à l’opacité de ce fichier et ses conséquences potentielles pour les personnes visées, des associations (dont le Réseau « Sortir du nucléaire ») et un large panel de personnes physiques ont déposé un recours et un référé suspension devant le Conseil d’État pour demander la suppression de ce fichier.
Définition du fichier Odiinuc et de son contenu
Le fichier ODIINUC permet – entres autres – de récolter et d’analyser des informations sur des personnes susceptibles d’être impliquées dans des évènements révélant un risque d’atteinte à la sécurité nucléaire en vue, le cas échéant, de leur diffusion aux autorités compétentes.
L’ampleur des données enregistrées permet d’établir un portrait précis des personnes représentant un risque d’atteinte. Il permet de regrouper :
- des éléments d’identification : nom, prénom, surnom, sexe, date et lieu de naissance, nationalité, signes physiques particuliers, photographies, info sur les documents d’identité, origine géographique (lieux de résidence et zone d’activité),
- des coordonnées : téléphoniques, postales, électroniques, identifiants, pseudo en ligne,
- des éléments sur la situation de la personne : familiale, professionnelle (y compris passée), formation et compétences, moyens de déplacements, situation de séjour,
- des éléments sur les évènements révélant un risque d’atteinte à la sécurité à la sécurité nucléaire : type d’événements auxquels on a pris part (catégorie, lieu, date, faits, photo)
- des facteurs de dangerosité : « lien avec des groupes extrémistes », « éléments ou signes de radicalisation », données sur la santé mentale, détention d’armes ou d’animaux, formation au maniement d’armes ou d’explosifs.
Y ont accès : le « Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire » (le Cossen — une instance chargée de filtrer les entrées sur les sites nucléaires —), la DGSI, la direction du renseignement de la sécurité de la défense, la DGSE, la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, la direction du renseignement territorial, le service du haut fonctionnaire de défense du ministère de l’intérieur, etc.
L’absence de garanties suffisantes autour de ce fichier
Le fait pour une administration de récolter et de disposer d’informations sur une personne lui confère un pouvoir qui doit nécessairement être limité afin d’empêcher les dérives et de se prémunir contre l’arbitraire de l’État. Les données doivent ainsi être collectées pour « des finalités déterminées, explicites et légitimes » et ne doivent pas « être traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités ».
Ces principes interdisent en théorie la création de fichiers avec des finalités vagues, afin d’empêcher les détournements d’usage ou les collectes de précaution (c’est-à-dire récolter des données au cas où elles serviraient ultérieurement sans que ce soit justifié au moment du fichage).
Alors que le fichier ODIINUC permet d’établir un portrait très précis des personnes fichées, le flou des termes utilisés dans le décret pour définir les personnes visées laisse une marge de manœuvre importante au responsable de traitement : on ne sait pas ce que recouvre le terme « implication » ni ce qui peut constituer un « risque d’atteinte à la sécurité nucléaire ».
À une période où le militantisme environnemental est perçu comme une menace terroriste, ce flou pourrait donc entraîner un détournement du fichier pour récolter des informations sur des militant·es antinucléaires, sans savoir qui exactement, pour quelles actions ils ont menées et s’ils représentent réellement une atteinte à la sécurité nucléaire.
Le glissement du Cossen, instance chargée de filtrer les entrées sur les sites nucléaires qui s’est transformée en 2020 en cellule de renseignement, tend à le prouver. Le mensuel de la gendarmerie L’Essor précisait dans un article depuis supprimé « le Cossen s’est vu attribuer la protection des sites, des matières nucléaires et de leurs transports contre tout acte de malveillance dans les 19 centrales, cibles régulières d’intrusions de Greenpeace ». Ce cas de figure souligne le caractère paradoxal de la surveillance de ces militant·es dont les intrusions servent justement à dénoncer les failles et à renforcer la sécurité sur les sites nucléaires.
L’opacité du fichier
Le risque, en étant fiché, c’est de faire l’objet de notes blanches (fiches sans en-tête ni date, ni référence, ni signature, rédigées par les services de renseignement) qui sont utilisées par l’administration pour l’adoption de mesures restrictives : dissolution d’association, assignation à résidence ou interdictions de manifester, par exemple.
En plus de ne pas réellement savoir comment sont utilisées les informations détenues par les services de renseignement, l’utilisation du droit d’accès au fichier prévu par la loi liberté informatique de 1978 est limité dans cette situation.
Le droit d’accès est le fait de pouvoir demander au service compétent quelles informations sont détenues sur nous dans un fichier. Malheureusement, dans le cas d’un fichier de « sûreté publique » la Cnil a tendance à répondre qu’elle ne peut donner aucune information et invite les demandeurs à saisir le Conseil d’État.
Face à l’opacité d’un tel fichier, le Réseau « Sortir du nucléaire », Greenpeace et Cacendr ont regroupé un large panel de personnes connues pour leur analyse critique du nucléaire : associations, anciens salariés d’associations, militant·es, journalistes, députés, etc.
Un premier recours sommaire a été déposé en juin 2024, suivi d’un référé suspension le 17 juillet 2024. Le référé a fait l’objet d’une ordonnance de tri par le Conseil d’État deux jours plus tard, estimant que ce fichier ne porte pas atteinte de manière grave et immédiate aux intérêts que nous défendons et que la méconnaissance du droit au respect de la vie privée, « à la supposer établie », n’est pas constitutive d »une situation d’urgence justifiant la suspension de l’acte. Nous attendons désormais la décision au fond du Conseil d’État.
Article complet sur le Réseau : https://www.sortirdunucleaire.org/ODIINUC-un-decret-permettant-le-fichage-abusif-de
Documents :
Liens :
La Gazette nucléaire (co-auteur de l’article : Marc Denis de Confluence pour sortir du nucléaire) : https://gazettenucleaire.org/2024/303/creation-du-fichier-odiinuc-controler-les-contradicteurs-plutot-que-les-acteurs.html
Actu Environnement : https://www.actu-environnement.com/ae/news/activites-nucleaires-securite-recours-contre-decret-fichage-odiinuc-44680.php4
Journal officiel : https:// www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049394011